illustration de Jane Massey |
En fermant les yeux, je peux presque sentir l’odeur des fleurs sauvages qui poussaient pêle-mêle autour de notre chalet gaspésien, grand comme une boîte d’allumettes. Mon père l’avait construit avec l’aide d’oncles du coin, le gros de l’ameublement provenait des hangars et garages de la famille. Je me souviens comme si c’était hier de la bonbonnière que ma grand-mère paternelle nous avait léguée, de la jarre à biscuits en verre taillé, des boîtes de métal vert olive détournées de leur usage initial pour une utilisation plus pratique. Le comptoir orange, les chaises de cuisine dépareillées, le tapis ovale tressé, le petit frigo au dessus étoilé, tous les détails domestiques de ce lieu de vacances chéri sont restés imprimés dans ma mémoire de façon indélébile. Jusqu’au mouvement hoquetant de la chaise berçante qui nous donnait des sueurs froides parce qu’elle swignait trop loin par derrière. Ce décor a fait la joie de ma petite enfance, y revenir à chaque été constituait un bonheur pur, fébrile, entier.
Il faut dire que de quitter, pendant les mois estivaux, un cinq et demi de Montréal-Est pour se retrouver dans cette campagne indomptée était une forme de délivrance, un rêve éveillé. La fenêtre de ma chambre d’été donnait sur un carré d’herbes folles où le cheval de trait de M. Omer venait brouter sans gêne. Cet homme au visage cuit par le soleil et au regard doux était à l’origine de la construction de notre petit royaume, puisque c’est lui qui nous avait vendu un morceau de sa terre. Sa grange était notre voisin de droite, ses champs de foin celui d’en face. Grâce à lui, ma tête et mon cœur de petite fille se sont remplis de souvenirs brillants comme des joyaux.
Quel plaisir fulgurant pour un enfant que de grimper dans la charrette qui récolte les foins, tirée par cette vieille bourrique qui nous saluait en hennissant. Quel plaisir éblouissant que de trouver, cachée dans le fourrage odorant de la grange décatie, une chatte et sa portée de p’tits minous. Et les montagnes qui se dressaient devant moi! Cette portion des Appalaches millénaires qui habillaient le fond du paysage de carte postale dans lequel je courais, émerveillée et libre. Et la mer qui apparaissait au bout de notre rue! Le fleuve Saint-Laurent, transformé en golfe à cette hauteur, prenait des allures d’océan et m’impressionnait, m’enchantait. Peut-être pas autant que la cantine qui se dressait sur la plage et nous ensorcelait avec son parfum de patates frites et ses bouteilles de 7UP qu’on buvait comme si c’était du champagne.
Que j’ai été heureuse dans cet environnement! Comment pouvait-il en être autrement? Tout y était réuni pour construire des moments merveilleux, inoubliables. Mon grand-père conduisait une Beetle bleu poudre. Homme de peu de mots, il nous disait je t’aime à sa manière, en déposant sur le coin de notre galerie un pâté à la viande que ma grand-mère avait cuisiné pour nous. Mon oncle venait tondre le gazon quand mon père repartait pour la ville, en prenant soin de contourner le bosquet de mauves musquées offert par ma tante Alice. Mes cousins-cousines, tous plus vieux que moi, me faisaient découvrir des choses encore inconnues : disques de Supertramp et de Pink Floyd, romans photos, baignades dans la mer si froide, feux de grève, olympiades sur le sable, cerises sauvages et crevettes de Matane, j’accumulais les expériences éparses comme on se monte une collection de macarons bigarrés, précieux trésors. Et j’étais bien, infiniment bien, je ne voulais jamais que ça s’arrête.
Pourtant, ces parenthèses dans notre vie métropolitaine avaient bien une fin. Chaque mois d’août sonnait le glas de ce bonheur fugace et durable à la fois. Car je savais que l’été suivant, au détour de la 132, apparaîtraient de nouveau cette baie si chère à mon cœur, puis ce village, puis cette rue, puis ce chalet. Mon petit chalet. Mon royaume. Bien plus beau que celui de Disney qu’on nous présentait le samedi à la télé. Mon bout de paradis au creux des montagnes de la Gaspésie.
*Ce texte a été rédigé dans le cadre du concours Prix du récit Radio-Canada 2021. Comme il n'a pas été retenu parmi les textes finalistes, je me permets de vous le partager.